Galerie des bibliophiles : Les Propos Rustiques

 

Noel du Fail : Propos rustiques -1732

Le bocage rennais vers 1550… Quelques paysans rassemblés sous un vieux chêne, et voilà un vivant tableau de la campagne, de ses croyances et de ses mœurs.

 Défilent alors Maître Huguet, ancien maître d’école, puis vigneron et chantre au lutrin, beau parleur, qui connaît la vie et a quelques humanités, ce qui lui donne un relief particulier par rapport aux autres devisants. C’est lui qui est le plus prolixe, et des quatre devisants celui qui a la plus forte personnalité. Autour de lui, Pasquier, « un des plus joyeux luron qui soient à une journée de cheval d’ici », c’est celui de toute la bande qui a le plus tôt la main à la bourse pour donner du vin aux bons compagnons…

Lubin, « qui a une ceinture avec une boucle jaune, est un gros riche pataud de village assez bon paysan ». Quant à Anselme, « tenant à la main un petit bâton de coudrier dont il frappe ses bottes attachées avec des courroies blanches,…, il est l’un des riches de ce village, bon laboureur et assez instruit pour la campagne ».

 Ces tableaux comme il le dit au dernier chapitre des Contes et Discours, « La retraite d’Eutrapel », ont été brossés d’après «  une batelée de contes rustiques par mes ouvriers, desquels, sans faire semblant de rien, j’ay autrefois extrait et recueilli en mes tablettes le sujet et grâce, et communiqué leur propos et mes balivernes au peuple, prenant l’imprimeur, et renversant mon nom de Léon Ladulfi ». (Chap. XXXV)

 « Le monde des Propos Rustiques boit, mange et parle, dans l’odeur forte des aisselles allègres de commères dansantes. Le curé y est compétent à souhait pour le quotidien, au point que l’on s’inquiètera du temps qu’il lui reste pour soigner les âmes », nous en dit Michel Simonin, qui était Professeur au Centre Supérieur d’Etudes de la Renaissance à Tours.

 

« Récits de paroles », les Propos Rustiques sont un dialogue ou plutôt une série de monologues, rapportant avec une certaine désinvolture, des conversations entre quatre vieux notables villageois, « enregistrées » au milieu du XVIème siècle par un jeune gentilhomme de Haute Bretagne, curieux des rapports humains et des mœurs de la campagne.

 Classé dans le genre des « Contes et Nouvelles », cette composition tient à la fois du Décaméron de Boccace par la mise en scène de narrateurs successifs, et du « traicté »,     – notamment par l’Avis au Lectevr »-, et singulièrement des « Utopies » fort en vogue à cette époque.

Rédigés alors que du Fail n’avait pas encore trente ans, la réputation des Propos Rustiques est d’être d’une lecture difficile, écrits dans une langue « coupée », avec un style véhiculant des métaphores inattendues, émaillé de proverbes et autres locutions difficilement compréhensibles. C’est la raison pour laquelle l’édition critique de Gabriel André Pérouse chez Droz de 1994, ou la traduction en français moderne de Aline Leclercq Magnien aux Editions Picollec en 1987, sont des clés indispensables au non spécialiste, pour apprécier cette peinture du temps.

 Pétri d’une vaste culture, achevant son tour de France universitaire, baigné dans cet enthousiasme de l’humanisme de la Renaissance, Noël du Fail a « envie de faire de la littérature », comme le souligne E. Philipot. Et c’est à son aîné chinnonais, François Rabelais, qu’il a manifestement envie de ressembler.

Nul doute que du Fail connaissait sur le bout des doigts, au moins Pantagruel publié à Lyon en Novembre 1532, tout comme Gargantua, peut être même aussi le Tiers Livre paru en 1546, et qu’une foule de mots et d’expressions lui ont été inspirées par ces textes illustres. Son plaisir d’écrire se nourrit de l’ambiguïté festive dont Rabelais est le maître, et de l’image du monde rural que celui-ci a transmise, peuplée de gens qui chantent et qui dansent certes, mais surtout qui ripaillent et se rossent à qui mieux mieux.

En ce sens sans conteste, il mérite le qualificatif de « Rabelais breton ».

 Mais ces Propos Rustiques ne parlent pas que de paysans. Le chapitre VIII, sur Tailleboudin, fils de Thénot du Coing, est consacré aux gueux et aux bélîtres des villes, monde de la Cour des miracles auquel s’intéressaient fort ses contemporains, et d’autres pages par ailleurs nous montrent à voir les manières pétrarquisantes et les « mignardises » du style « lyonnais », si en vogue désormais à la Cour.

 Disparates, écrits dans une langue difficile, combinant la nonchalance poétique avec une structuration temporelle compliquée, les Propos Rustiques ont donné lieu à des interprétations diverses et variées, perçus soit comme un pastiche rabelaisien, soit comme un mémoire ethnographique, soit comme une ode à la France profonde et à sa ruralité vraie.

 C’est cette variété de perception qui en son temps n’a donné qu’un écho restreint à cette œuvre de jeunesse, mais qui a contrario de nos jours, nous la fait considérer comme son chef d’œuvre, peinture subtile vivante et facétieuse des mœurs rurales de la Haute Bretagne.

 

La première édition des Propos Rustiques de Noël du Fail date de 1547 et fut publiée à Lyon chez Jean de Tournes.
L’année suivante, en 1548, un libraire parisien offe une deuxième édition, chez Etienne Grouleau, mais avec la particularité d’avoir été « remaniée » par un « ami de l’auteur », un certain Jean Maugin qui en augmente le texte.
En 1549, du Fail réplique en précisant que cette édition est revue et corrigée par « l’auteur luy mesme« , rétablissant le texte authentique, et constituant ainsi une seconde édition « originale ».

 

Arthur de la Borderie considéra que les rectifications de l’édition de 1548 dénaturaient complétement le texte original, mais du Fail a conservé dans le texte de 1549 bon nombre de modifications apportées par le zélé correcteur angevin.
Celui ci crut de bonne foi rendre service à son ami du Fail, dans le but d’améliorer le livre. Cet « angevin » comme il se nommait lui même, littérateur de second ordre, prosateur et poète, traducteur plutôt qu’auteur, tripatouilla le texte, retrancha ou au contraire ajouta sans nécessité, grossissant des énumérations, poussant certains traits au grotesque, se montrant farouchement anti clérical, méprisant les paysans et par contre vantant les mérites des bourgeois et des sires. C’était pourtant, par bien des aspects bien loin des idées de du Fail.

C’est l’édition de 1547, l’édition princeps, à laquelle la Borderie se référera pour produire son édition de 1878, qui est considérée comme un excellent travail d’érudition et qui constitue une des meilleures versions du texte. Son abord est délicat, car la typographie est ancienne et les notes regroupées en fin d’ouvrage.

 

L’édition présentée ici est celle de 1732, sans lieu et sans éditeur. Nous reproduisons le texte des chapitres VII, « Thénot du Coing » et VIII, « De Tailleboudin, bon et sçavant gueux« , figures du sage, heureux dans sa condition modeste, à l’opposé du fainéant, roublard, qui se satisfait de vivre dans la misère en escroquant autrui…Peinture intemporelle de la nature des hommes et de leurs aspirations contraires…

 

En 1573, l’édition de Jean Ruelle est caractérisée par la modification du titre qui devient:
« Les ruses et finesses de Ragot« , étrange ajout dont on se demande s’il a été cautionné par du Fail, alors qu’un seul des chapitres celui de « Tailleboudin, bon et sçavant gueux » nous entretient de l’univers de la Cour des miracles. Il n’est pas impossible que ce changement ait été inspiré par des motifs « commerciaux », le public d’alors étant friand de nouvelles pimentées et exotiques, ce vers quoi n’orientait pas le titre initial assez neutre.
Plus tard il faut mentionner les rééditions de 1842 et 1856 par J. M. GUICHARD, puis celle d’Assezat de 1874 à la Bibliothèque Elzevirienne, et celle de la Borderie dont nous avons parlé, en 1878.

 
Au XIX ème, quatre rééditions:

  • En 1921 l’édition de J. BOULANGER qui reproduit le texte de la Borderie, mais avec une ponctuation moderne.
  • En 1928, l’édition de L.R. LEFEVRE chez Garnier, enrichie d’annotations abondantes et de grande qualité.
  • En 1965 , l’édition de P. JOURDA, Gallimard, collection La Pléiade, appauvrie malheureusement par une annotation sommaire et incertaine.
  • En 1994, l’édition critique de Gabriel André PEROUSE, Librairie Droz à Genève, fondée sur le texte de 1549, riche d’un grand nombre d’annotations au bas de chaque page, qui permet une lecture et une compréhension facilitée du texte.

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